ANALYSE – La présence de la Turquie en Libye : Économie, stratégie militaire et comparaison avec l’Italie

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Carte libye
Réalisation Le Lab Le Diplo

Par Giuseppe Gagliano, Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). 

La Turquie entretient une longue histoire de relations économiques avec la Libye, qui se sont renforcées surtout dans les années précédant 2011. 

Investissements turcs et accords économiques en Libye

À cette époque, les entreprises turques ont obtenu la majorité des lucratifs contrats de construction en Libye et, jusqu’à la révolution, elles avaient signé plus de 300 accords pour des milliards de dollars. On estime qu’avant le conflit de 2011, environ 25 000 citoyens turcs étaient impliqués dans des affaires en Libye, avec des projets principalement concentrés dans les infrastructures et la construction. Cependant, la guerre civile et l’instabilité qui ont suivi la chute de Kadhafi ont gelé ou annulé de nombreux contrats : selon des sources officielles turques, environ 15 milliards de dollars de contrats n’ont pas été honorés en raison du chaos libyen. Cela explique pourquoi Ankara a un intérêt fort à une Libye stable, afin de récupérer son terrain économique perdu et de protéger ses capitaux déjà investis.

Après l’intervention diplomatique et militaire turque en soutien au gouvernement de Tripoli en 2019-2020, les relations économiques bilatérales se sont intensifiées. La Turquie a promu le retour de ses entreprises en Libye et la réactivation des contrats interrompus. En 2022, le ministre libyen des Affaires économiques, Salama Al-Ghweil, a déclaré que la “renaissance” de la Libye nécessiterait 100 milliards de dollars d’investissements dans les infrastructures de base et que les contrats avec les entreprises turques – juridiquement contraignants – devraient être repris et achevés. Les autorités libyennes ont explicitement encouragé la participation turque : en 2022, même le Parlement de l’Est, lié à Haftar, a invité les entreprises turques à reprendre les projets suspendus et à contribuer à la reconstruction. Ainsi, après le cessez-le-feu de 2020, on a assisté à un retour progressif des entreprises turques sur des chantiers clés, souvent en partenariat avec des entreprises libyennes. Par exemple, une joint-venture libyo-turque (Enfitah) a lancé en 2022 les travaux de réhabilitation d’une des principales routes entre Tripoli et Tarhouna (82 km), signe de la volonté d’Ankara de contribuer à la reconstruction des infrastructures essentielles.

Outre les travaux publics en Tripolitaine, la Turquie a commencé à investir également en Libye orientale, bastion traditionnel du général Haftar. Depuis 2021, Ankara a ouvert des canaux de dialogue avec Benghazi et, en 2024, elle a rouvert son consulat dans la ville, posant ainsi les bases de relations économiques également avec l’Est du pays. Ce tournant a conduit à la signature de contrats entre des entreprises turques et les autorités de Benghazi pour de nouveaux projets d’infrastructure en Cyrénaïque. Par exemple, en juillet 2024, le géant sidérurgique turc Tosyalı a signé un accord avec la Libyan United Steel Company pour construire à Benghazi une grande aciérie basée sur la technologie DRI (Direct Reduced Iron), avec une capacité prévue de plus de 8 millions de tonnes. Cet investissement, réalisé via la joint-venture “Tosyalı-SULB”, confirme l’intérêt turc à contribuer au développement industriel libyen au-delà de la seule Tripoli. Tosyalı a également souligné que cette initiative s’inscrit dans une stratégie plus large d’expansion en Afrique du Nord, après des projets en Algérie, au Sénégal et en Angola.

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Parallèlement, la Turquie et la Libye ont consolidé leur coopération économique par des accords à large portée. Dès novembre 2019, les deux gouvernements ont signé un Mémorandum d’Entente qui, en plus de l’aspect militaire (dont nous parlerons plus loin), délimite les frontières maritimes et les Zones Économiques Exclusives en Méditerranée. Cet accord maritime, qui protège les intérêts turcs et libyens dans l’exploitation offshore, a été la prémisse d’autres accords dans le secteur énergétique. En 2022, sous le gouvernement d’unité nationale d’Abdulhamid Dbeibah, la Turquie et la Libye ont signé un accord préliminaire controversé pour la coopération dans l’exploration des hydrocarbures en territoire et en eaux libyennes. Cet accord, visant à impliquer les compagnies d’État des deux pays dans la recherche et l’exploitation du pétrole et du gaz, cherchait à capitaliser sur l’accord maritime de 2019. Cependant, il a été contesté tant à l’intérieur du pays (jusqu’à une annulation par un tribunal de Tripoli, ensuite portée en appel) qu’à l’extérieur, notamment par la Grèce et l’Égypte, inquiètes des implications géopolitiques. Malgré ces controverses, l’objectif stratégique d’Ankara est clair : garantir un rôle de premier plan dans le développement des riches ressources énergétiques libyennes, tout en renforçant son poids en Méditerranée orientale.

Par ailleurs, les échanges commerciaux entre la Turquie et la Libye ont fortement augmenté. En 2023, la Turquie était le cinquième partenaire commercial de la Libye (après l’Italie, la Chine, l’Allemagne et la Grèce) avec un commerce bilatéral d’environ 3,8 milliards de dollars. Ce chiffre reflète principalement l’achat de pétrole libyen par Ankara (environ 3,26 milliards en importations pour la Turquie), mais aussi des exportations turques vers le marché libyen pour plus de 500 millions de dollars. Aujourd’hui, la Turquie, aux côtés de la Chine, est l’un des principaux fournisseurs de biens de consommation et de matériaux en Libye. Les entreprises turques exportent de tout : des produits alimentaires aux machines industrielles, profitant également de la proximité géographique et de la reprise des liaisons maritimes et aériennes.

L’intérêt croissant du secteur privé turc est également notable. Le Conseil de coopération économique turco-libyen, dirigé par Murtaza Karanfil, a exprimé à plusieurs reprises la volonté de finaliser les projets en suspens et d’étendre les activités, notamment en ouvrant de nouvelles routes aériennes entre la Turquie et la Libye pour faciliter les affaires. De grands conglomérats turcs, comme Albayrak Holding, ont exploré des opportunités dans les zones franches libyennes (comme à Misrata) pour développer des centres logistiques et des pôles commerciaux régionaux. Dans l’ensemble, Ankara se positionne dans plusieurs secteurs clés de l’économie libyenne – construction, énergie, sidérurgie, services portuaires et transports – s’appuyant sur d’excellentes relations politiques avec les autorités de Tripoli. Devenir le principal partenaire de la reconstruction post-guerre confère à la Turquie non seulement des bénéfices économiques, mais aussi une influence durable : “Celui qui contribue le plus à la reconstruction de la Libye en tirera forcément un avantage politique”, soulignent les analystes.

Un acteur économique incontournable

En somme, la Turquie s’est imposée en Libye comme un acteur économique incontournable. Son approche pragmatique combine des investissements massifs, une présence stratégique et des accords bilatéraux qui garantissent son influence à long terme. Avec une position dominante en Tripolitaine et une ouverture progressive vers la Cyrénaïque, Ankara est en train de redessiner la carte économique et politique libyenne à son avantage.

Pendant ce temps, l’Italie, qui autrefois jouait un rôle prépondérant dans l’économie libyenne, est en recul. Rome demeure un acteur clé dans le secteur énergétique, avec Eni qui reste le premier opérateur étranger en Libye. Mais sur le plan politique et stratégique, elle a perdu du terrain face à la Turquie, qui a su capitaliser sur les hésitations européennes et la fragmentation du pouvoir en Libye.

Désormais, la question qui se pose est la suivante : la Libye pourra-t-elle équilibrer l’influence croissante d’Ankara en diversifiant ses partenariats ? Ou bien la Turquie continuera-t-elle à asseoir son hégémonie, transformant de facto la Tripolitaine en un quasi-protectorat turc ? Une chose est sûre : l’ombre d’Erdoğan plane sur l’avenir du pays, et il est peu probable qu’elle se dissipe de sitôt.

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