Par Jean Daspry, pseudonyme d’un haut fonctionnaire, Docteur en sciences politiques
« Quand je cesserai de m’indigner, j’aurai commencé ma vieillesse » (André Gide). Que recouvre en réalité ce concept d’indignation utilisé à tort et à travers par nos folliculaires en veine de sensationnel et de buzz, voire par nos femmes et hommes politiques ? Selon le dictionnaire Le Robert, il s’agit du sentiment de colère que soulève une action qui heurte la conscience morale, le sentiment de la justice. En apparence, les choses sont claires. Tout ce qui heurte conscience morale et sentiment d’injustice devrait légitimement relever du registre de l’indignation. Mais, dans la réalité internationale, il en va tout autrement.
Il semble, à l’usage, qu’il y ait certaines causes qui méritent plus d’indignation que d’autres. Force est de constater que les nations occidentales, qui se drapent dans les oripeaux d’un universalisme sans frontières (U.S.F.), n’hésitent pas à faire l’inverse de la noble cause qu’ils défendent en trouvant comme excuse n’importe quelle raison plus ou moins fallacieuse. Une fois de plus, existe dans un Occident en déclin un fossé entre la théorie et la pratique de l’indignation !
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L’INDIGNATION UNIVERSELLE : LA THÉORIE
Au nom d’une certaine idée des fameuses valeurs (vraies ou fausses) dont ils se présentent comme les infatigables défenseurs, les pays Occidentaux nous abreuvent de leur prétention à juger le Bien et le Mal. Derrière ce vocable pompeux de valeurs, ils englobent un salmigondis de grands principes : État de droit largo sensu, démocratie, droit à entrées multiples (égalité homme-femme, droit à être LGBTQ+, à la vie, à l’IVG, à un procès équitable, à l’auto-détermination …), liberté déclinée sous différents registres (d’expression, de culte, du blasphème, de circulation, de la presse et des médias …) … Tel le saint chrême, ils brandissent urbi et orbi ce catéchisme pour stigmatiser ad nauseam tous ceux qui n’en sont pas les adeptes/adorateurs. En un mot, les hérétiques, qui s’affranchissent de la norme ou de la morale prétendument universelle, sont lynchés en place publique et médiatique. Plus prompte à dénoncer et à sanctionner qu’à agir et anticiper, l’Union européenne excelle dans ce jeu de donneur de leçons à la planète entière. La France arrogante teintée de narcissisme n’est pas en reste surtout au temps béni de la Macronie.
Qu’il est doux et rassurant de s’appuyer sur des principes intangibles pour fonder sa diplomatie attrape-tout, sa diplomatie de la bonne conscience à vil prix ! Qu’il est exaltant de s’ériger en père fouettard dans un monde manichéen qui ne sait plus faire la part des choses ! Qu’il est satisfaisant de balayer devant la porte des autres avant de balayer devant sa propre porte ! Nous sommes face à un chef d’œuvre diplomatique, un monument d’hypocrisie. Les Occidentaux sont des rêveurs dont les rêves se heurtent régulièrement à la réalité mais n’en continuent pas moins de rêver. Ils trouvent toujours un prétexte lorsque le besoin se fait sentir. Comme il arrive souvent en pareille situation, à force de concilier l’inconciliable, ils échouent sur toute la ligne. Nonobstant ce qui précède, en un mot comme en cent, les somnambules nous assènent doctement que tout va très bien dans le meilleur des mondes.
Tout le monde connaît la célèbre phrase attribuée qui à Talleyrand, qui à Oscar Wilde et à tant d’autres : « Appuyez-vous sur les principes, ils finiront bien par céder ». Or, ce jugement sied comme un gant aux promoteurs zélés de l’indignation dans la théorie lorsqu’ils sont confrontés à une pratique internationale souvent dérangeante.
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L’INDIGNATION SÉLECTIVE : LA PRATIQUE
Livrons-nous à un rapide tour du monde des utopies à l’épreuve du réel afin des rafraîchir la mémoire des amnésiques, d’ouvrir les yeux des aveugles et de déboucher les oreilles des sourds ! Il ne manque pas de sel. Les sentiments s’invitent dans les relations internationales. L’émotion tient lieu de raisonnement. Le réel nous rattrape rapidement. La géopolitique des sentiments ne fait pas bon ménage avec la Realpolitik. Les tours de magie ne s’accordent pas avec la froideur d’esprit qu’exige l’analyse du diplomate.
Manifestement, une grande majorité de pays occidentaux n’a pas de mots assez durs, de qualificatifs juridiques forts (crime de guerre, crime contre l’humanité voire génocide) pour condamner la Russie pour sa guerre conduite contre l’Ukraine[1] et Israël qui réagit aux massacres du 7 octobre 2023 en s’attaquant à des organisations qu’ils qualifient de « terroristes ». Mais rien n’est dit lorsque le Hamas se livre à une opération de communication inacceptable lors de la libération des trois militaires femmes qu’ils avaient détenues comme otage[2]. De la même manière, rien n’est dit lorsque le Hamas annonce que sur les 33 otages réclamés par Israël et libérables selon l’accord négocié entre belligérants, seuls 25 sont toujours en vie. Huit sont donc morts et dans quelles conditions ? Combien de prisonniers palestiniens coupables de meurtres sont-ils morts en prison ? Quelle différence existe-t-il en droit international entre prisonnier et otage ? Mais, où sont donc passés les adeptes de la « diplomatie féministe »[3] qui auraient dû descendre dans les rues pour crier leur colère face aux traitements dégradants et inhumains réservés à des femmes innocentes prises en otage. On reste coi face à ce silence coupable et à bien d’autres. Par ailleurs, en adepte de la politique du mégaphone, Emmanuel Macron promet, lors des cérémonies du 80ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau[4], de « ne rien céder » à l’antisémitisme au nom de « l’universalisme de la France ». Lorsque l’on pense que les dernières années ont été marquées par une hausse vertigineuse des actes antisémites en France, en dépit d’un léger tassement en 2024. Qu’en pense-t-il en vérité ?
Dans le même temps, nos bons samaritains sont silencieux lorsqu’il s’agit de dénoncer cette guerre de trente ans qui se déroule dans l’est de la République démocratique du Congo et qui aurait fait des centaines de milliers de morts et de blessés. Le groupe rebelle M23 épaulé par les troupes rwandaises s’empare de la ville stratégique de Goma dans l’indifférence générale[5]. Curieusement, les mêmes dirigeants occidentaux sont paralysés dans la gestion de ce conflit – hormis l’adoption par le Conseil de sécurité de l’ONU d’une résolution incolore et inodore et quelques déclarations inodores et incolores – alors que des colonnes de civils fuient à nouveau les affrontements et que le nombre de morts et de blessés ne cesse de croître. Or, il serait facile d’agir car le principal instigateur du conflit du M23 est le gouvernement du Rwanda, un pays dépendant de l’aide étrangère qui met en avant sa qualité de groupe victime d’un génocide[6]. Il en va de même pour le conflit sans fin au Soudan/Darfour (des crimes internationaux auraient été commis selon le procureur de la CPI[7]) qui aurait fait un million de morts sans que cela n’entraîne de réactions vives de nos donneurs de leçons occidentaux.
Et cette liste n’est qu’indicative, se focalisant essentiellement sur les cas les plus criants d’indignation sélective au mépris du principe sacré d’universalisme.
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LES MAÃŽTRES DES ILLUSIONS
« L’indignation est le déplaisir que nous cause l’idée du succès de celui que nous en jugeons indigne » (Stendhal). Et, c’est bien l’un des moteurs qui nourrit l’indignation sélective pratiquée sans pudeur par de nombreux pays occidentaux toujours prompts à faire la leçon au reste du monde. Cultiver à la fois la clarté et l’ambiguïté réclame de la souplesse rhétorique. Nous sommes les témoins d’une sorte de corruption des sentiments. Coupable défaillance ! Les vieilles recettes se révèlent inappropriés. Entre surenchère verbale et déni du réel, les Occidentaux se discréditent aux yeux du « Sud Global » et de la Chine et de la Russie qui leur renvoient régulièrement à la figure leurs contradictions intrinsèques. La diplomatie commence par l’observation de la réalité. Surtout quand celle-ci ne nous plait pas. Inutile de se bercer d’illusions, les Occidentaux seraient bien inspirés de tirer un trait sur leur fuite en avant, sur leurs pratiques différenciées de l’invocation des valeurs en fonction de l’État concerné, du lieu et du moment. Des multiples et graves inconvénients de la pratique de l’indignation à géométrie variable !
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur
[1] Jean-Baptiste Chastand/Virginie Malingre, L’Europe renouvelle les sanctions contre Moscou, Le Monde, 29 janvier 2025, p. 6.
[2] Jean Daspry, Vers une criminalisation de la prise d’otages ?, https://cf2r.org/tribune/vers-une-criminalisation-de-la-prise-dotages/ , tribune libre, n° 172, 23 janvier 2025.
[3] Jean Daspry, Diplomatie féministe : c’est du sérieux !, https://lediplomate.media/2025/01/diplomatie-feministe-cest-du-serieux/jean-daspry/monde/ , 21 janvier 2025.
[4] Solenn de Royer, À Auschwitz, la mise en garde des derniers survivants, Le Monde, 29 janvier 2025, p. 11.
[5] Christophe Châtelot, RdC : Goma aux mains des rebelles du M23, Le Monde, 29 janvier 2025, p. 2.
[6] Editorial, Guerre RdC-Rwanda : désigner clairement les protagonistes, Le Monde, 29 janvier 2025, p. 33.
[7] Soudan. Mise en garde du procureur de la CPI, AFP, 28 janvier 2025.
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